mourrir en masse


 Quoi de plus naturel pour ces adeptes de l'indifférenciation que de mourir en masse, noyés dans l'indétermination des grands massacres, chair à corbeaux, fosse commune et non chacun pour soi comme le prétendent faire jusqu'aux plus humbles de nos grands hommes ? Ces messieurs infatués se regardent mourir , s'écoutent expirer et prennent conscience de leur disparition quand leur dernier souffle embue le miroir qu'ils n'ont, de leur vie,  pas quitté pas des yeux. Et chacun y va de ses dernières paroles : j'ai servi mon pays, plus de lumière, Pardonne-leur, fermez-la fenêtre bordel. Tout ceci est bien écœurant et le recueil de bons mots bravaches qu'en confectionnent des compilateurs n'est pas vraiment pour rassurer.


A lire le recueil des dernières paroles des grands hommes, on se prend à penser : et moi ? Et si rien ne me venait ? Si ne me venait aux lèvres qu'une banalité comme "Le Germanium est désormais un enjeu stratégique pour les filières NTIC" ou encore "Je t'aime, ma chérie" ou "Antoine, enlève tes doigts de ta bouche". Alors ce n'était que ça vivre ? C'est tout ? Des premiers pleurs au dernier souffle, en passant par le moment où on a fait mine de me demander mon avis, où j'ai dit oui à une femme et non à l'Europe, à moins que ce ne fût l'inverse,  personne n'en a rien eu à faire, jamais ! Et voilà qu'au moment de témoigner pour les générations futures  rien  ne  me  viendrait ? Vite une dernière parole ! Cherchons dans un chef d’œuvre du passé, au hasard, nous trouverons bien une sentence immortelle qui fera illusion, par exemple Faulkner, Tandis que j'agonise, ouvert page 48 :

J'ai dit : "Où est le cheval ?"
 ou Tolstoï ?  La Mort d'Ivan Illitch, même page :
Son mari sortit à ce moment, sans doute pour commander le dîner.
 Ce second exemple peut sembler un peu léger en guise d'ultima verba et on se sentirait sans doute ridicule à le marmonner sur le seuil du paradis. C'est plat mais en comparaison avec les derniers mots effectivement prononcés par l'auteur  et recueillis par son fils :
La vérité... j'aime beaucoup... tous.
... on est quand même un peu gêné pour l'auteur d'Anna Karénine. On se dit que parmi les immortelles phrases que son esprit a forgées, il a choisi bien légèrement la dernière. Peut-on vraiment parler de phrase, d'ailleurs ? Un critique plus sourcilleux que nous aurait écrit : le dernier Tolstoï est une merde. Il ne fait même plus de phrases ! Vraiment Monsieur Tolstoï, il n'est plus temps à votre âge, de verser dans l'avant-garde ou la parataxe (puisque celle-ci est parait-il en littérature la marque de celle-là). Écoutez, Lev, vous permettez que vous appelle Lev ? Je vais prétendre n'avoir rien entendu, d'accord ? Je dirais au gens que vos derniers mots étaient "Son mari sortit à ce moment, sans doute pour commander le dîner.". Ce sera plus convenable. Si vous ne le faites pas pour votre éditeur, faites le au moins pour votre biographe.

Non vraiment, mieux vaut mourir en masse. D'ailleurs cet hommage fut rendu, puisqu'un officier en charge de leur élimination déclara dit-on "Tuez les tous ! Dieu reconnaitra les siens." Un semblable appel à l'indifférenciation, au tout-venant, dans ce cas précis, c'est ce qu'on appelle l'Ironie de l'Histoire où je ne m'y connais pas.

Je m'attelle dès à présent à la préparation de mes derniers mots. Ô Mort, ou est ta victoire ? Ô Mort, où est ton aiguillon ?