L'odeur du papier

Je ne suis pas ami des odeurs.

Je les ignore le plus souvent, comme la plupart des gens. Dans les rues , les lotissements, dans les campagnes même entre les voies rapides, au pied des pylônes, des odeurs nous ne nous soucions pour ainsi dire pas. La nôtre, qui signalerait notre présence à une proie sous le vent, celle du gibier, d'un prédateur, des lilas même, si c'est avril.

Le gaz, le brûlé, un aliment oublié trop longtemps : quand les odeurs se manifestent , c'est le plus souvent l'indice d'une négligence, d'un danger, d'une intrusion quand ce n'est pas d'une tromperie comme avec l'odeur artificielle des boulangeries à laquelle plus personne ne fait attention du reste. S'il m'arrive de laver mes cheveux avec un shampooing parfumé, sentir dans mon alentour tout le jour l'odeur d'un fruit incongru, d'une fleur que rien ne justifie m'est une gène, une irritation. Je me sens comme une drôle de salade avec ce condiment.

C'est dire si je me contrefous de l'odeur de ce que je lis.

D'ailleurs c'est bien simple, comme presque tout ce qui a une odeur, les livres puent. Réellement. Pas d'un point de vue métaphorique. Ils puent aussi concrètement qu'un poète qui aurait mauvaise haleine. Comment en irait-il autrement avec ce qu'on met dedans ? La cellulose je ne dis pas, c'est la même chose que ce qu'on trouve dans les crottes de lapin, qui comme chacun sait ne puent pas. 
Mais l'encre ! Chaque livre écrit, c'est comme si un poulpe cherchait à se venger du monde entier.

Je sais de quoi je parle. D'abord parce que j'ai déjà lu plusieurs livres, mais surtout parce que je suis bibliothécaire. Mon métier me conduit à porter, chaque jour, plusieurs fois mon poids en papier.

Ils puent, dis-je, comme le sait qui a déjà mis le nez dans un vieux magasin de bibliothèque. Une telle odeur évoque la mort. On croit trier les armoires d'un parent défunt. Ils regorgent de bêtes sans nom : genre de lépismes ou de minicloportes dont aucun enfant ne voudrait même en peluche, qui ne se laissent pas caresser.

Ils pèsent. A chaque déménagement le souvenir de ces lectures inutiles m'écrase. Et quand, au cinquième étage, l'ami en sueur laisse échapper un roman et vous demande "c'est bien, ça ?", comment lui avouer qu'on n'en a aucun souvenir ?

Ils jaunissent. Pas comme un citron qui murit. Comme un œil ictérique.

Ah, et ils sont sales. On n'a pas idée. Bien se laver les mains.



Alors évidemment, quand d'honnête gens prennent la défense du livre en papier en arguant que ce serait dommage de perdre cette odeur de moisi, ces champignons, ces parasites, cette poussière, ce tassement des disques consécutif à leur manutention, je m'irrite. Pourquoi ne pas regretter tant qu'on y est le saturnisme des protes, l'odeur du parchemin, le cri de l'animal qu'on tue pour copier sur sa peau les versets du Deutéronome ? Pourquoi tant qu'on y est ne pas faire inscrire au patrimoine immatériel de l'humanité les reliures France-Loisir ?

Je sais bien qu'on ne peut pas faire sécher de fleurs dans un livre électronique. Mais j'ai bien peur que cela n'émeuve guère l'actionnaire d'Amazon ou d'Apple. Il va falloir trouver de meilleurs arguments, je le crains.


Par exemple, je veux bien qu'on m'explique, avec un beau graphique, combien, mettons pour cent livres lus, je donnerai de mon bel argent, à l'auteur, au libraire, à l'éditeur, au distributeur, au diffuseur, à l'imprimeur ? Et combien sera reversé à l'ouvrier chinois qui assemble la machine, au mineur africain qui extrait les minéraux qui entrent dans sa composition, combien à l'actionnaire ? Ça oui, je serais curieux.

Je veux bien qu'on me parle du coût énergétique d'un appareil de plus, qu'il faudra recharger, changer tous les trois ans. Feuilleter des brochures. Comparer les prix. Parler à des vendeurs. Avoir sur le modèle choisi des discussions qui vous font souhaiter une mort rapide. 

Je veux bien m'entendre expliquer que peut-être la possession peut avoir un avantage sur la simple licence d'utilisation. Je ne veux pas entendre des technoprêtres à la Jacques Attali faire la leçon à de bons bougres un peu débiles dont l'attachement pittoresque à ces vieux tas de cellulose évoque fortement le syndrome de Diogène et qui pleurnichent leur amour d'une donnée olfactive.

Je mets donc à disposition des amoureux de l'odeur qui le souhaitent les ébauches d'arguments qui précèdent et m'en vais rêver d'autodafés qui sentiraient la résine et le laurier.













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